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Voir-ou-revoir

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Mes visites d'expositions, de musées et autres lieux culturels.


Le modèle noire de Géricault à Matisse - Mai 2019

Publié par voir-ou-revoir sur 9 Mai 2019, 14:23pm

Madeleine est superbe. Le brun velouté de sa peau contraste avec sa coiffe d’un blanc immaculé. Elle est tournée vers moi. Elle retient avec son bras gauche une étoffe blanche qui recouvre la moitié de son buste, son sein droit est dévoilé, ni provocateur, ni impudique, rappel de servitude. La tête haute sur son cou magnifique pourrait faire croire qu’elle me toise, mais ses épaules légèrement voûtées et son regard absent révèlent une lassitude, installent une distance avec moi.   

D’ailleurs, suis-je en mesure de comprendre son passé, sa souffrance, ce qu’elle a pu endurer et qu’elle endure peut-être encore au moment où elle pose pour Marie Guillemine Besnoit ? Lorsque son portrait est exposé au salon de 1800, elle n’est pas Madeleine, mais le « Portrait d’une femme noire », parfois même le « Portrait d’une négresse ». Son identité a été retrouvée, elle était la domestique du beau-frère de l’artiste : une personne.

Marie Guillemine Benoist - PortraIt de Madeleine - exposé au Salon de 1800

Marie Guillemine Benoist - PortraIt de Madeleine - exposé au Salon de 1800

Ce portrait introduit l’exposition. Il est suivi par beaucoup d’autres, tout aussi intéressants et beaux. Le sujet est vaste, il évoque l’histoire des modèles noirs de 1794, date de l’abolition de l’esclavage en France à 1930. Le dialogue qui s’installe entre l’artiste qui peint, sculpte, photographie et le modèle qui pose, est associé à l’histoire sociale et politique de l’époque.   

Au fil des années la démarche artistique a changé. Pour les peintres l’intérêt a d’abord résidé dans la représentation de la couleur de la peau noire ou à faire valoir un corps blanc. Puis l’aristocratie française a fait intégrer dans ses portraits de famille des domestiques noirs, symboles de richesse. A la fin du XVIIIe siècle, les révolutions en France et à Saint Domingue (Haïti) ont mis l’art du portrait au service des modèles noirs. Le XIXe siècle verra la fin de la réduction à un type ou une fonction sociale.

Mais le contexte historique est bien trop vaste pour être traité ici en quelques lignes, je préfère parler des « modèles noirs » qui me passionnent : Un peu plus jeune que Madeleine il y a Joseph. 

Théodore Géricault - Etude d'après Joseph pour le "Radeau de la Méduse"- Huile sur toile 56x46

Théodore Géricault - Etude d'après Joseph pour le "Radeau de la Méduse"- Huile sur toile 56x46

J’aime bien l’histoire de Joseph. Il n’a jamais perdu son identité. Il nait vers 1793 à Saint-Domingue et quitte son île. En 1804 il débarque à Marseille, puis à Paris où il vit de petits boulots. En 1808 il se fait engager comme acrobate et joue l’Africain dans la troupe de Madame Saqui. Sa musculature lui apporte un certain succès et attire l’œil des grands peintres, dont celui de Géricault qui le fait poser pour « Le radeau de la Méduse ». C’est Joseph qui agite le drapeau rouge en haut de la pyramide humaine. Il deviendra modèle permanent à l’Ecole des beaux-arts de 1832 à 1835. En 1836 Ingres commande, en secret, une étude du corps de Joseph à son élève Chassériau. Joseph pose et trouve la position bien fatigante. Le peintre et le modèle ignoraient que le projet d’Ingres était « Jésus chassant Satan », Joseph devait être Satan. Le tableau ne verra pas le jour. Joseph restera populaire jusqu’à sa mort au milieu des années 1860.

Théodore Chasseriau - Etude d'après le modèle Joseph dit aussi Etude de Noir - 1839 - Huile sur toile 55x74

Théodore Chasseriau - Etude d'après le modèle Joseph dit aussi Etude de Noir - 1839 - Huile sur toile 55x74

Garicault - Etude d'homme d'après Joseph - dit aussi Le Nègre Joseph - 1918/1919 - Huile sur toile 47x38cm

Garicault - Etude d'homme d'après Joseph - dit aussi Le Nègre Joseph - 1918/1919 - Huile sur toile 47x38cm

Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume - Moulage nature du visage de Joseph - 1834/1838

Adolphe-Victor Geoffroy-Dechaume - Moulage nature du visage de Joseph - 1834/1838

Jeanne apparaît sous des patronymes divers : Duval, Lemer, Lemaire, Prosper. Elle nait peut-être à Saint-Domingue et la date de son arrivée à Paris n’est pas connue.  En 1838-39 elle joue de petits rôles au Théâtre de la porte Saint Martin sous le nom de Berthe.  Elle devient la maîtresse de Nadar, puis commence une relation houleuse avec Baudelaire en 1842 qui en fera sa muse jusqu’à se mort. Elle lui inspirera quelques-uns des plus beaux poèmes du XIXe siècle :

« La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,

Tout un monde lointain, absent, presque défunt,

Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !

Comme d’autres esprits voguent sur la musique

Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum » - extrait de « La chevelure »

Manet fera son portrait « La femme à l’éventail », s’attachant davantage au volume de la jupe qu’au visage de la muse de Baudelaire.

Après la mort de Baudelaire, Jeanne est oubliée, on ne connait ni sa date de décès, ni le lieu de son inhumation.

Baudelaire - Femme pour Asselineau et  Portrait de Jeanne - 1865
Baudelaire - Femme pour Asselineau et  Portrait de Jeanne - 1865

Baudelaire - Femme pour Asselineau et Portrait de Jeanne - 1865

Manet - Jeanne Duval - dit aussi Femme à l'Eventail - 1862 - Huile sur toile - 89x113 - Après décès de l'artiste figure dans l'inventaire sous le titre "La Maîtresse de Baudelaire couchée"- photo internet

Manet - Jeanne Duval - dit aussi Femme à l'Eventail - 1862 - Huile sur toile - 89x113 - Après décès de l'artiste figure dans l'inventaire sous le titre "La Maîtresse de Baudelaire couchée"- photo internet

Laure. C’est la servante noire, reconnue depuis peu, de « L’Olympia » de Manet, celle qui apporte un énorme bouquet à sa maîtresse (sous les traits de Victorine Meurent modèle préféré du peintre).   La servante est restée dans l’ombre, personnage discret, évincé par le nu qui fit scandale au salon de 1865. La servante a un autre rival dans le tableau, dont on a beaucoup parlé :   le chat noir campé sur ses pattes, la queue dressée. On sait maintenant que cette superbe femme noire se nomme Laure. Des recherches et des croisements d’informations partant d’une note sur un carnet de Manet « Laure, très belle négresse, rue Vintimille, 11, 3e » ont permis de lui redonner son identité, et ce n’est que justice.

Manet - Olympia - 1863 - Huile sur toile 130x191 - photo wipikedia

Manet - Olympia - 1863 - Huile sur toile 130x191 - photo wipikedia

Manet - Etude pour Olympia - 1862 - crayon épais sur papier calque (le dessin est à l'envers)

Manet - Etude pour Olympia - 1862 - crayon épais sur papier calque (le dessin est à l'envers)

Anna Olga Albertina - Miss Lala Brown est née en Prusse vers 1858 d'une mère polonaise et d'un père sans doute afro-américain. Elle commence très jeune le trapèze avec une spécialité : un numéro de suspension par la mâchoire.  Elle donne ce numéro dans toute l'Europe mais c'est à Paris qu'elle remporte un triomphe où l'on n'hésite pas à exploiter ses origines africaines et en faire une nouvelle "Vénus noire". Degas passe plusieurs soirée au cirque Fernando, situé tout près de son atelier, s'inspirant de l'acrobate pour un tableau. Anna crée un tandem aux Folies Bergères avec Théophila Szterker, on les surnomme les "Soeurs Keziah" dans un numéro de papillons. A la mort de sa partenaire en 1888, Anna épouse un contorsionniste américain...

Edgar Degas - Miss Lala au cirque Fernando - 1879 - Pastel

Edgar Degas - Miss Lala au cirque Fernando - 1879 - Pastel

Edgar Degas - Miss Lala - 1879 - Huile sur toile 117x77

Edgar Degas - Miss Lala - 1879 - Huile sur toile 117x77

Puis l’exposition déborde sur le XXe siècle avec Adrienne.

Muse de Man Ray, Adrienne Fidelin quitte La Guadeloupe en 1928 après le passage d’un cyclone meurtrier. En France elle devient danseuse et rencontre Man Ray. Amoureux, il la photographie de nombreuses fois et leur histoire d’amour se mêle à une vie artistique intense au sein de la communauté surréaliste : Paul Eluard, André Breton et Picasso (dont elle sera le modèle longtemps non identifié). En 1938, Adrienne est la première femme noire à poser pour un magazine de mode américain « Harper’s Bazaar ».  La seconde guerre mondiale met fin à l’histoire d’amour, Man Ray, d’origine juive, fuit la France. Adrienne sombre dans l’oubli.

Adrienne - photo internet

Adrienne - photo internet

Pour terminer quelques mots sur Carmen. Carmen Lahens, Haïtienne pose pour Matisse, notamment pour les dessins des « Fleurs du mal » de Baudelaire, évocation lointaine de Jeanne. Matisse, après un voyage à Tahiti et aux Etats Unis dans les années 1930, est rentré en France habité par le rythme du Jazz et les couleurs de Tahiti. Il en imprégnera ses œuvres jusqu’à un de ses derniers papiers découpés « La danseuse créole » en 1951.

Matisse - Illustration des Fleurs du mal

Matisse - Illustration des Fleurs du mal

Matisse - Portrait de Fatmah dit aussi "Petite mulâtresse" 1912

Matisse - Portrait de Fatmah dit aussi "Petite mulâtresse" 1912

Une exposition qui émerveille par la beauté des modèles noirs mais qui bouleverse : quelle lenteur dans la prise de conscience des hommes !

« Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots » Martin Luther King.

Delacroix - Jeune homme en buste coiffé d'un ruban rouge. Pastel non daté

Delacroix - Jeune homme en buste coiffé d'un ruban rouge. Pastel non daté

Delacroix - Portrait d'une femme au turban bleu - 1827/1828

Delacroix - Portrait d'une femme au turban bleu - 1827/1828

Delacroix - Etude d'après le modèle Aspasie - 1824/1826

Delacroix - Etude d'après le modèle Aspasie - 1824/1826

Jean-Baptiste Carpeaux - Pourquoi naître esclave ? d'après le buste en marbre présenté en 1869 sous le titre "Négresse"

Jean-Baptiste Carpeaux - Pourquoi naître esclave ? d'après le buste en marbre présenté en 1869 sous le titre "Négresse"

Charles Cordier - Vénus africaine - version plâtre présenté au salon de 1882 sous le titre "Une négresse ou Vénus noire"

Charles Cordier - Vénus africaine - version plâtre présenté au salon de 1882 sous le titre "Une négresse ou Vénus noire"

Honoré Daumier

Honoré Daumier

Granville - Portrait d'Alexandre Dumas père - plume encre brune 9x7 - Alexandre Dumas était fils d'un planteur de Saint-Domingue et d'une de ses esclaves noires

Granville - Portrait d'Alexandre Dumas père - plume encre brune 9x7 - Alexandre Dumas était fils d'un planteur de Saint-Domingue et d'une de ses esclaves noires

Alexandre Dumas, père et fils furent l'objet d'une discrimination abondante et cruelle

Alexandre Dumas, père et fils furent l'objet d'une discrimination abondante et cruelle

Chasseriau - Othello étouffe Desdémone - 1849

Chasseriau - Othello étouffe Desdémone - 1849

Joseph de Lestang-Parade - Mort de Camoens - 1835 - Luiz Camoens, poète et guerrier, meurt misérablement à Lisbonne à l'hôpital des pauvres. Seuls assistent à ses derniers moments, un fidèle esclave javanais et une pauvre négresse (Notice du salon de 1835)

Joseph de Lestang-Parade - Mort de Camoens - 1835 - Luiz Camoens, poète et guerrier, meurt misérablement à Lisbonne à l'hôpital des pauvres. Seuls assistent à ses derniers moments, un fidèle esclave javanais et une pauvre négresse (Notice du salon de 1835)

Jean-Léon Gerome - Etude pour "A vendre" esclaves au Caire - 1872

Jean-Léon Gerome - Etude pour "A vendre" esclaves au Caire - 1872

Cézanne - Scipion. Cette étude pourrait avoir été faite avec le même modèle que l'esclave du tableau de Lestang-Parade - 1866/1868

Cézanne - Scipion. Cette étude pourrait avoir été faite avec le même modèle que l'esclave du tableau de Lestang-Parade - 1866/1868

Anonyme - Etude d'après un modèle féminin à mi-corps dit aussi "Une femme noire"

Anonyme - Etude d'après un modèle féminin à mi-corps dit aussi "Une femme noire"

Frédéric Bazille - Etude pour la Femme aux pivoines - 1870 - Aquarelle, crayon, craie et gouache

Frédéric Bazille - Etude pour la Femme aux pivoines - 1870 - Aquarelle, crayon, craie et gouache

Frédéric Bazille - Femme aux pivoines - huile sur toile

Frédéric Bazille - Femme aux pivoines - huile sur toile

Frédéric Bazille - La toilette 1870

Frédéric Bazille - La toilette 1870

Jacques-Eugène Feyen - Le baiser enfantin - 1865

Jacques-Eugène Feyen - Le baiser enfantin - 1865

François-Léon Benouville - Esther - 1844

François-Léon Benouville - Esther - 1844

Théodore Chasseriau - Esther se parant pour être présentée au Roi Assuerus - 1841

Théodore Chasseriau - Esther se parant pour être présentée au Roi Assuerus - 1841

Pierre Bonnard - Joueur de banjo - 1895

Pierre Bonnard - Joueur de banjo - 1895

André Derain - Joueur de mandoline

André Derain - Joueur de mandoline

Félix Vallotton - Les tirailleurs sénégalais au camp de Mailly 1917

Félix Vallotton - Les tirailleurs sénégalais au camp de Mailly 1917

Félix Vallotton - Aîcha - 1922 - Aîcha Gobelet modèle de Modigliani, Man Ray et Pascin. Elle est l'héroïne du livre d'André Salmon "La Négresse du Sacré-Coeur" en 1922

Félix Vallotton - Aîcha - 1922 - Aîcha Gobelet modèle de Modigliani, Man Ray et Pascin. Elle est l'héroïne du livre d'André Salmon "La Négresse du Sacré-Coeur" en 1922

Kees Van Dongen - Jack Johnson dit aussi "The morning walk" - 1919

Kees Van Dongen - Jack Johnson dit aussi "The morning walk" - 1919

Wilfredo Lam - Femme nue 1939

Wilfredo Lam - Femme nue 1939

Emile Bernard - Portrait d'une femme - initialement intitulé "Etude de Négresse" - 1895

Emile Bernard - Portrait d'une femme - initialement intitulé "Etude de Négresse" - 1895

Paul Gaugin - Tête de femme Martinique - craie - 1887

Paul Gaugin - Tête de femme Martinique - craie - 1887

Larry Rivers - I like Olympia in black face - 1970

Larry Rivers - I like Olympia in black face - 1970

Aimé Mpasse - Olympia II - Peinture sur pièces de contreplaqué 2013 - Les rôles sont ici aussi inversés, la blanche servante tient un bouquet où se dissimule les traits d'une tête de mort, don de l'occident à l'Afrique.

Aimé Mpasse - Olympia II - Peinture sur pièces de contreplaqué 2013 - Les rôles sont ici aussi inversés, la blanche servante tient un bouquet où se dissimule les traits d'une tête de mort, don de l'occident à l'Afrique.

et beaucoup d'autres ....

A VOIR JUSQU'AU 21 JUILLET

Photos M.PELLEVILLAIN sauf si la provenance est indiquée

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L
sans peut être avoir conscience du fait , ces artistes ont permis à tous ces femmes et hommes de ne pas tomber complétement dans l'oubli, et, le témoignage de leurs œuvres nous renvoi comme une gifle la vérité de la méchanceté et la bêtise, qui vont souvent de pair, de l'homme envers l'homme.<br /> Merci, encore, et encore et toujours, de me permettre de VOIR, une expo qui m'aurait vraiment plu.<br /> Gros bisous
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V
Merci ma chérie, si tu n'étais pas en Bretagne nous pourrions y aller ensemble ! na na nère. Maman
A
Une reconnaissance que nous devons à ces modèles.Je me demande si à l'époque le mot nègre avait la même connotation que celle que nous lui donnons aujourd'hui mais l'abolition de l'esclavage n'a pas aboli nos préjugés. Certaines expressions prennent aux tripes comme le Joseph de Géricault, la magnifique figure révoltée de Pourquoi naître esclave entravée de ses liens de Carpeaux, ou encore la Vénus africaine de Charles Cordier. Il y a aussi beaucoup de tendresse chez Gauguin, E. Bernard et Derain.<br /> Par contre la toile de Van Dongen me fait horreur.<br /> Encore une très belle page très intéressante, Michèle, qui rend justice à ces hommes et ses femmes méconnus.
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C
magnifique expo à travers ton regard, comme toujours...
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R
J aime beaucoup le caractère de votre présentation, chère Michèle, que vous fassiez des personnages principaux (les modèles) des personnes vivantes, proches de nous, heureuses de notre affection. C"est la moindre des choses sans doute, mais qui sait ? Pourquoi ne seraient ils pas ravis de votre intervention, chère Michèle ?
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